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Le « coworktrip » : renouveau du mythe de la digitalisation du travail ?

Alors que le phnomne du coworking est en plein essor, de nouvelles initiatives font depuis peu la promotion de nouveaux usages de ces espaces et proposent des programmes internationaux de tltravail dun mois un an. Encore trop mconnus en Europe, ces nouvelles agences de la mobilit dessinent de nouvelles fentres daccs au bien-tre et redfinissent de la mme manire lpanouissement personnel. Mais au centre dun idalisme libertaire, ce nouveau march nest rien dautre que le produit dun discours plus complexe qui fait du digital un cadre cognitif dsormais impos aux gnrations qui ont grandis avec lui. Explications.

la fois un mouvement de forme et de fond, le nomadisme numrique peut paratre abstrait et confus au regard du pluralisme dallocutions encore trop marginales entre elles qui y dfinissent sa lgitimit. Si aux yeux du profane ces rcentes dynamiques peuvent toutefois paratre tout aussi branles que la socit que ces bagpackers 2.0 cherchent fuir, il sagit pour autant lheure actuelle de moins redfinir individuellement sa propre vie qu vivre ensemble une exprience commune. Et pour cause, les esprances qui se marient souvent ces voyages insolites ne sont dsormais plus seulement portes par les jeunes gnrations. Mieux encore : elles grandissent avec elles.

Le bleisure, la dernire promesse de la mobilit digitale

Faire de linternational le pied de vote de lpanouissement professionnel, tel est depuis le dbut des annes 2010 lobjectif que se sont donnes une petite dizaine dentreprises travers le monde. Alors que le concept nat en Europe au Danemark avec Refuga en 2012, il est trs vite repris et commercialis une plus grande chelle avec Remote Year et Haker Paradise ds 2014. Ces startups, majoritairement nord-amricaines, promettent en effet de changerradicalement votre quotidien: il sagit de voyager sur tous les continents, de dcouvrir de nouvelles cultures, de dvelopper un rseauprofessionnel international, mais surtout de vivre votre exprience avec un groupe, un collectif, une famille. la croise du business et du pleisure, la mythologie du bleisure est trs loin de promouvoir des dplacements professionnels tous conforts, bien au contraire: elle sacralise la mobilit au prisme de lindit et dmatrialise son plus haut point les commodits quotidiennes pour en valoriser lexprience et le savoir-vivre. Dit autrement, elle fait de lmancipation professionnelle et de la culture post-matrialiste une nouvelle condition laccomplissement de lindividu. la croise du globe-trotter et de lentrepreneur, ces membres, composs majoritairement de trentenaire, sont entre autres dveloppeurs, designers, bloogers, photographes. Dans lensemble freelances ou indpendants, les acteurs de cette nouvelle forme de nomadisme sont de plus en plus nombreux prendre la route ensemble et se lancer dans ces coworktrips en ngociant pour une minorit dentre eux un rgime de tltravail sur mesure avec leur entreprise respective. Sil est certain que limpratif professionnel nest plus pour eux un obstacle au dsir de partir notons tout de mme que ces programmes sadressent une communaut professionnelle prcise, progressivement charme par ce quotidien hors norme. Victime de son succs, ce microcosme social, qui ne sadresse qu lui, marginalise cet effet la fois les gnrations postrieures mais aussi des curs de mtiers non digitalisables ou encore trop peu digitaliss.

Des illusions qui perdurent

De la mme faon, les bouleversements ports par lutilisation croissante des modes de communication collaboratifs et larrive des premiers rejetons de la gnration Y dans le march du travail amnent sacraliser linnovation collaborative comme le nouveau carrefour des possibilits de demain. Le coworking est de cette manire prisonnier dune reprsentation symbolique puissante, dont laxiome est la fois insuffl par la culture de la Silicon Valley, thoris par les discours acadmiques des coles de commerce et management, prioris par les grandes entreprises et mis en pratique par les plus modestes. Trop souvent encore, ces discours tablissent et distribuent tout va des valeurs artificielles souvent construites en amont par des stratgies oprationnelles de fond. Ces entreprises apprenantes font du travail collaboratif et de linnovation ouverte le cur dune communication dsormais la mode et valorisable pour leur image. En intgrant, un peu trop rapidement peut-tre, ces nouvelles faons de manager les comptences, ces firmes font du co-dveloppement interactifune marche suivre rapproprie et exprimente au titre de dispositifs dincubation ou de corporate coworking. Ce nouveau mythe communicationnel promet ainsi plus quil nagit la fois dans et hors des murs des grands groupes occidentaux qui introduisent sinon lgitimisent ce travail libr dont les agents des coworktrips et un bon nombre dinitiatives du mme rang sont, peut-tre sans en avoir conscience, le produit.

De la collaboration la collectivit professionnelle

lorigine issues des premiers hackerspaces et fablabs des annes 70, ce quon peut appeler aujourdhui juste titre le coworking commercial prend forme laube des annes 2000 San Francisco. Lobjectif premier de son crateur, Brad Neuberg, est dabord de redynamiser les relations professionnelles encore trop sous le joug des hirarchies tayloriennes. En dfinissant des principes de liberts et dindpendance, les premiers coworkers posent ainsi les bases des premires formes dauto-organisation entrepreneuriales autour de la collectivisation dun espace et des ressources quils utilisent en son sein. En entreprise comme dans un espace de coworking lopen space ne rvolutionne pas en soi les faons de travailler. Pour autant,sil est depuis plusieurs annes remis en cause, la nouvelle libert au travail qui germe avec lui devient sur le long terme une libert du travail trop vite considre comme une dynamique prometteuse qui referait le travail lui-mme. Elle a cependant le mrite dintroduire une rflexion encore actuellement en pleine bullition, non par sur les outils digitaux eux-mmes mais sur ce quils font et peuvent apporter aux rapports entre les individus. cet effet, des confrences, des colloques, des livres blancs ou rapports, sont des outils de communication et de production qui forgent le cur de lance du discours actuel de la digitalisation et qui dfinissent de la mme manire les grandes tendances organisationnelles, technologiques et humaines, repris dans un bon nombre darticles des presses professionnelles. Ces nouveaux sermons saccordent dire que les jeunes gnrations ont de nouvelles attentes et quil faut donc agir. Ils font de la mme manire la promotion dun travail en pleine transformation et rinterrogent de fait la place du coworking dans lcosystme entrepreneurial. Au-del, ils inculquent des manires dtre et de penser qui encouragent dsormais moins des collaborations aux rseaux sociaux faibles que la cration de collectifs aux rseaux sociaux forts. Cette nouvelle philosophie organisationnelle pense trouver dans les rapports hors-ligne une meilleure gestion de lautonomisation du travailleur. En plaant lHumain au centre des innovations, penser et exprimenter la digitalisation en entreprise pourrait, contre toute attente, de plus en plus soprer sans le digital.